" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mardi 12 juin 2012

Hellénisme et christianisme, confrontation ou assimilation ?

Deux scènes évangéliques marquent la rencontre entre le christianisme naissant et l'hellénisme. Chassés d'Iconium, Saint Paul et Saint Barnabé se rendent à Lystres en Asie mineure. L'Apôtre des Gentils y guérit un infirme de naissance. A la vue du prodige, la foule païenne les prend pour des dieux. « A la vue de ce que Paul venait de faire, la foule éleva la voie et dit en lycaonien : les dieux sous une forme humaine sont descendus vers nous. Et ils appelaient Barnabé Jupiter, et Paul Mercure, parce que c'était lui qui portait la parole. Le prêtre de Jupiter […] amena des taureaux […], et voulait, de même que la foule, offrir un sacrifice » (Act. Ap., XIV, 10-13). Ceux-ci ont grand-peine à empêcher les païens de leur offrir un sacrifice. « O hommes, pourquoi faites-vous ces choses ? Nous sommes des hommes de la même nature que vous ; nous vous annonçons qu'il faut quitter ces vaines divinités pour vous tourner vers le Dieu vivant, qui a fait le ciel, la terre, la mer, et tout ce qu'ils renferment. […] Malgré ces paroles, ils ne parvinrent qu'avec peine à empêcher le peuple de leur offrir un sacrifice » (Act. Ap., XIV, 14-17). 

Saint Paul prêchant à l'Aréopage
(Raphaël)
La deuxième rencontre se déroule au cœur de la Grèce, à Athènes. Saint Paul n'apprécie guère cette ville. Il sent « au-dedans de lui son esprit s'irriter, à la vue de cette ville pleine d'idoles » (Act. Ap., XVII, 16). Il comparaît devant l'Aréopage, une assemblée composée des sages qui contrôlent notamment les doctrines enseignées à leurs concitoyens. Voulant savoir la nouvelle doctrine qu'il enseigne, l'Aréopage demandent à Saint Paul de lui exposer la doctrine chrétienne... 
Les sages écoutent attentivement Saint Paul, mais « lorsqu'ils entendirent parler de la résurrection de morts, les uns se moquèrent, les autres dirent : « nous t'entendons là-dessus une autre fois. » » (Act. Ap., XVII, 32). Quelques uns seront pourtant convertis... 

Ces deux scènes nous présentent les premières rencontres entre le christianisme et l'hellénisme qui semblent se conclure par la fuite et le mépris, c'est-à-dire par l'incompréhension de deux « mondes ». Pouvons-nous en conclure que l'hellénisme et le christianisme sont incompatibles, voués à l'affrontement comme le suppose ceux qui « parlent de conflit, d'antagonisme, d'incompatibilité d'esprit », quand d'autres « affirment la continuité entre l'hellénisme et le christianisme et la supériorité du second sur le premier » (1)? Ou pouvons-nous parler de l'hellénisation du christianisme, qui aurait abouti à l'abandon de la foi primitive pour conquérir le pouvoir, comme nous l'avons lu sur un site païen ? Nous pourrions croire aussi que le christianisme est tributaire absolument de la pensée grecque comme semblent le supposer des études actuelles (2). Si les deux dernières attitudes sont facilement rejetables, la question de l'incompatibilité de l'hellénisme et du christianisme n'est pas simple. Car il y a eu rupture et conflit, mais également continuité et appropriation. Notre article tente de montrer que la rencontre entre l'hellénisme et le christianisme ne se résument pas à une simple confrontation... 

Philon
L'hellénisme n'est pas inconnu des premiers chrétiens. La rencontre n'est donc pas une découverte. N'oublions pas, en effet, que les chrétiens ont deux origines, soit juive, soit païenne. La première communauté comprend des chrétiens de langue et de culture grecque comme Saint Étienne, Saint Philippe, Saint Barnabé et bien d'autres encore. Une partie du peuple juif se trouve implantée dans l'Orient hellénistique, notamment à Alexandrie ou à Antioche. Tarse, la ville de Saint Paul, est une ville hellénique. Pouvons-nous croire que les Juifs et les Grecs vivaient cloisonnés comme si les uns ignoraient les autres ? Le peuple de Dieu est donc confronté depuis longtemps à l'hellénisme... 

Si elle a tendance à se replier sur elle-même, la communauté juive vit néanmoins au contact des Grecs et les côtoie plus ou moins, en tirant partie de la richesse de l'hellénisme. La langue grecque comme la philosophie ne lui sont pas étrangères. La Septante est traduite en Grec. Le philosophe juif Philon revendique la double fidélité à la Loi juive et à la raison grecque. L'hellénisme et le judaïsme se côtoient et se connaissent, mais ils s'affrontent au point qu'Israël se révoltera contre les mesures d'intégration culturelle prises par Antiochus Epiphane dans sa campagne d'hellénisation de l'Orient. Cet événement conduit sans doute les Juifs à confondre hellénisme et impiété. Cet affrontement n'est pas que violence, elle est aussi littéraire, philosophique et apologétique. Les juifs critiquent l'hellénisme. Et les apologistes chrétiens reprendront cet héritage intellectuel pour combattre le paganisme, les mœurs grecques et la philosophie. 

Nous retrouvons cette attitude conflictuelle et accueillante dans le christianisme à l'égard l'hellénisme. Les chrétiens condamnent le paganisme sous toutes ses formes. Ils s'opposent aux sacrifices et aux oracles, critiquent la philosophie, l'immoralité des mœurs grecques (inceste, avortement, homosexualité), sans rejeter l'hellénisme en bloc. Une partie de notre vocabulaire, de notre religiosité, de nos concepts proviennent en effet de l'hellénisme. 

Cette influence de l'hellénisme n'est pas une anomalie, encore moins signe de faiblesse de part du christianisme. Elle peut s'expliquer simplement. Des païens se convertissent et en entrant dans les communautés chrétiennes, ils n'oublient pas ce qu'ils ont été. Ils portent avec eux des comportements et des sentiments issus de la civilisation hellénique. Quand Saint Justin devient chrétien, il reste philosophe. Peut-il oublier toute la culture et l'éducation hellénique qu'il a reçues ? Sa conversion n'a pas entraîné un « effacement » de sa mémoire, de son éducation, de son intelligence. Même les chrétiens qui rejettent la philosophie grecque, comme Tatien, Tertullien, ou encore Théodoret, raisonnent comme des philosophes grecques. Nourris de philosophie, ils utilisent tout l'arsenal des arguments sceptiques (3). La conversion en masse, qui s'est certainement produite après la conversion de Constantin, n'a pu que favoriser ou faciliter cette influence. Mais, pour absorber ces convertis, était-il possible de tout supprimer et de faire comme s'ils n'avaient jamais été païens ? N'est-il pas plutôt judicieux d'adapter les comportements ? Il est en effet possible de récupérer les antiques pratiques religieuses en gardant l'aspect extérieur tout en modifiant le contenu. Nos processions sont des exemples de cette adaptation réussie. Les chrétiens ont aussi utilisé des temples païens tout en changeant de manière fondamentale leur emploi. 

Comment les chrétiens peuvent-ils se faire comprendre des païens s'ils n'emploient pas leur propre langage, et s' ils ne sont pas considérés ? Ils ont dû parler et philosopher comme des Grecs pour engager un dialogue (4). Ce dialogue a finalement enrichi le langage, la terminologie et les techniques spéculatives de la théologie chrétienne. 

Les chrétiens peuvent-ils rejeter l'hellénisme quand lui-même peut donner des arguments apologétiques redoutables pour la défense de la foi et pour répondre aux attaques de leurs adversaires ? Certains arguments qu'ont utilisés les chrétiens ont été puisés dans la littérature et la philosophie des penseurs antiques. Pouvaient-ils négliger une telle argumentation ? N'est-ce pas la preuve que les chrétiens ne sont pas aussi insensés que prétendent leurs adversaires puisque leurs propres philosophes ont pensé de même ? 

Les chrétiens savent employer leurs méthodes et leurs genres rhétoriques pour convaincre et argumenter. La plupart d'entre eux l'ont appris dans leurs écoles. Ce n'est pas par hasard que contrairement aux Juifs, les chrétiens n'ont pas créé dans les premiers siècles des écoles religieuses mais philosophiques pour apprendre à raisonner et à voir dans la philosophie antique ce qui pouvait confirmer leur foi

Julien l'Apostat
Le christianisme a aussi joué un rôle dans l'hellénisme, y compris dans le paganisme, L'empereur Julien l'Apostat en est un exemple flagrant. Voulant le combattre, il rénove le paganisme en l'imitant, en instituant par exemple une hiérarchie sacerdotale et des structures d'assistance. Quand nous lisons certains antichrétiens vanter le paganisme, il le considère comme une religion une et universelle en dépit de la multiplicité des dieux et des cultes. Or, cette notion n'est pas hellénique. L'unité et l'universalisme du paganisme sont issus du christianisme. Enfin, la culture grecque ne s'arrête pas le jour où l'empire devient chrétien. Pour certains historiens, Byzance appartient encore à l'hellénisme. 


Les relations entre le christianisme et l'hellénisme ne se résument pas à une simple confrontation entre deux mondes différents. Cette vision réductrice ne prend pas en compte la réalité des hommes qui, nourris d'une histoire et d'une culture païenne, devaient chaque jour vivre leur foi dans un environnement hostile. Cette vision simpliste nie aussi le devoir de tout chrétien de répandre la parole de Dieu. Cette parole impose dialogue et compréhension. Le christianisme n'a donc pas rejeté en bloc l'hellénisme, non pas par faiblesse mais par réalisme et par intelligence. Il a su prendre de l'hellénisme tout ce qui était bon pour le salut des âmes. Il a su finalement employer de manière juste et correcte la civilisation antique dans tous ses aspects. 

« Les chrétiens n'ont pas subi passivement l' « influence » de la culture classique, ni ne se sont bornés à « imiter » des modèles qui auraient eu donc une valeur plus grande que leur foi, mais qu'ils ont en réalité joué un rôle actif en prenant l'initiative de juger et de choisir ce qu'on aurait pu sauver de cette civilisation et ce qu'on aurait dû détruire. Les formes et les modes de cet emploi […] doivent toujours répondre au critère de l'utilité pour la foi chrétienne» (5). 

N'est-ce pas la plus belle preuve de rationalité et de sagesse du christianisme ? Dans cette rencontre, il n'y a ni concession, ni renoncement. Quel bel exemple pour notre époque où le dialogue rime souvent avec renoncement... ! Ainsi, le christianisme a pris en charge, de manière partielle mais importante, l'héritage de l'hellénisme, retenant ce qui était bon pour la foi. Personne, encore moins les antichrétiens, ne peut prétendre exclure les chrétiens de cette culture... 


Références
Hellénisme et patristique grecque : continuité et discontinuité, de Gilles Dorival, université de Provence et centre Lenain de Tillemont.
2 Lambros Couloubaritsis, La religion chrétienne a-t-elle influencé la philosophie grecque ? Kernos, mis en ligne le 11 avril 2011, http:/kernos.revues.org/591. 
Hellénisme et patristique grecque : continuité et discontinuité, de Gilles Dorival, §4 
Insistons cependant qu'ils ont manipulé les concepts philosophiques pour une fin différente de celle des Grecs. C'est toute l'originalité des philosophes chrétiens. 
5 Pier Franco Beatrice, Hellénisme et christianisme aux premiers siècles de notre ère, §2.3, Kernos, mis en ligne le 12 avril 2011, http://kernos.revues.org/644. Editeur : centre international d'étude de la religion grecque antique.

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